Lettre Ouverte
Objet
Lettre ouverte à Monsieur le Ministre de la Culture des Arts et du Tourisme à propos de l’émission dimanche politique du 13 septembre 2020
Contenu
Monsieur,
Vous avez été l’invité de l’émission « dimanche politique » de la radio Oméga le 13 septembre 2020 [1], et vous y avez affirmé une position qui me paraît préjudiciable à notre secteur cinématographique et audiovisuel. En tant qu’auteur, je me sens donc interpellé, et pour les valeurs que je défends, je me permets de vous adresser cette lettre ouverte.
Dans vos propos, on peut entendre l’affirmation suivante : « Je leur ai dit, désormais, en tant que ministre, pour que je mette une bille dans un programme de film, il faut que ce film nous aide à résoudre par exemple le phénomène de l’extrémisme violent ».
Une telle position a des conséquences non seulement sur les acteurs du secteur, mais aussi sur les populations, et cela à la fois sur le court et le long terme.
Pour les auteurs, cette politique aura la fâcheuse conséquence de contraindre ceux qui souhaitent accéder aux financements publics de réorienter leurs créations, comme pour répondre à une commande. À court terme, il y’aura une certaine uniformité de la création et à long terme, ce tarissement de la créativité aura des conséquences sur les champs de réflexion de nos créateurs.
Aussi, l’offre nationale d’œuvres cinématographiques pourrait être impactée. En effet, le Burkina n’ayant pas libéralisé ce secteur, il devrait dépendre fortement des financements publics. Mais une politique de subvention orientée comme celle que vous mettez en avant aurait la conséquence de ne favoriser que l’existence d’œuvres qui répondent à vos critères. À termes, l’uniformité des créations entraînerait un désintérêt total des populations pour nos productions.
La loi du marché veut que l’offre soit diversifiée afin de rencontrer la diversité inhérente de la demande. Mais ce manque de diversité qui pourrait découler de votre politique contraindrait nos populations à s’orienter vers des œuvres non-nationales qui répondent mieux à la diversité de leur demande. En définitive, le secteur tout entier en pâtirait.
Dans la même logique, nous aurons du mal à exporter nos œuvres dont la thématique orientée du contexte de création ne rencontrerait que très difficilement la demande et les goûts divergents des consommateurs internationaux.
Monsieur le Ministre, au-delà de ces conséquences directes, votre politique orientée de subvention pourrait constituer également une entrave à la liberté artistique de nos créateurs et constituer un obstacle à la diversité culturelle de façon générale.
La liberté artistique à laquelle je fais référence est selon P. Mouron « la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique ». Pour l’UNESCO, « La liberté artistique est la liberté d’imaginer, de créer et de distribuer des expressions culturelles diverses sans censure gouvernementale, interférence politique ou pression exercées par les acteurs non étatiques. Elle comprend le droit de chaque citoyen d’accéder à des œuvres et est essentielle au bien-être des sociétés » (Liberté et créativité : défendre l’art, défendre la diversité, UNESCO 2019).
La mise en œuvre de la liberté artistique la rapproche évidemment de la liberté d’expression.
Au plan supranational, et dans le domaine des engagements internationaux de notre pays, l’article 2-1 de la convention UNESCO sur la diversité des expressions culturelles de 2005 dispose que : « la diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les droits de l’homme et les libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, d’information et de communication, ainsi que les possibilités pour les individus de choisir les expressions culturelles sont garanties ».
La diversité culturelle impliquant la diversité de l’offre des biens culturels, votre politique pourrait porter atteinte à nos engagement internationaux. En effet, votre position constitue une censure économique à l’endroit des créateurs, une immixtion politique dans la création, et une pression économique exercée sur les cinéastes. Toutes choses qui entravent la liberté de création.
Aussi, les droits fondamentaux de nos concitoyens d’accéder à une diversité d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles, tels que décrits dans la Convention UNESCO, se trouvent indirectement impactés.
Les mêmes droits sont garantis au plan national et se trouvent impactés. Notre constitution de 1991 dans son article 8 dispose que « Les libertés d’opinion, de presse et le droit à l’information sont garantis. Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements en vigueur ». L’article 18 rajoute que « la création artistique et scientifique, constituent des droits sociaux et culturels reconnus par la présente Constitution qui vise à les promouvoir ». L’article 28 quant à lui complète que « La liberté de création et les œuvres artistiques, scientifiques et techniques sont protégées par la loi.
La manifestation de l’activité culturelle, intellectuelle, artistique et scientifique est libre et s’exerce conformément aux textes en vigueur ».
Notre loi fondamentale garantit ainsi la liberté de création artistique que votre politique de subvention orientée viendrait mettre en cause.
Monsieur, pour concilier votre objectif de contribuer à la lutte contre l’extrémiste violent par la culture avec les libertés des créateurs et dans un contexte global de diversité culturelle, il est possible de mettre en place un programme culturel spécifique en accord avec d’autres départements ministériels comme l’information, la défense, l’action sociale…sur un financement distinct. Sinon, votre politique en l’état me paraît destructeur de notre secteur qui peine déjà à retrouver son prestige d’antan.
À cette fin, je vous invite à associer sérieusement les acteurs culturels à une vaste réflexion pour une véritable relance de notre secteur et ne pas rester dans une démarche à sens unique dans laquelle vous pourriez injustement croire détenir les secrets de ce secteur, mieux que les intervenants de première ligne.
Cordialement,
Boubacar Sangaré
Références
[1] https://www.facebook.com/watch/live/?v=335656407490757&ref=watch_permalink)